Pourquoi ceux qui produisent le plus de nourriture sont ceux qui y ont le moins accès ? Ce matin du 7 décembre, les élèves de 4e et d’UPE2A* du collège George Brassens, de Sevran, étaient invités à la Maison du Sausset (dans le parc du même nom), à Villepinte, à un voyage visant à élucider le « paradoxe de la faim ». Il commençait dès 9 heures par le visionnage de « Sur le champ », un court métrage sélectionné dans le cadre du festival « Alimenterre », porté par le Comité français de solidarité internationale.
Pendant quarante minutes, une voix chaude nous emmène tour à tour en Belgique, au Burkina et au Pérou, présentant des expériences qui proposent chacune leurs réponses aux problèmes posés par le productivisme et le capitalisme dans le secteur agricole. Ainsi, pendant qu’une petite exploitation bio belge résiste encore et toujours à l’agrandissement systématique et à la mécanisation, un jardin collectif burkinabé, en agroécologie, se passe de produits chimiques qui épuisent la terre, et permet à des femmes de gagner en autonomie. Au Pérou, une famille qui pratique une agriculture durable essaye de convaincre les clients du marché de consommer local. La caméra plonge ensuite au cœur d’une manifestation écolo européenne, et recueille les propos de chercheurs dénonçant Monsanto, Limagrain, et leur lobbying, les coûts sociaux et environnementaux du capitalisme agricole. Le court métrage se termine sur un plaidoyer pour une alter-consommation, affirmant qu’acheter un produit plutôt qu’un autre aurait des effets macroéconomiques immédiats, et que la manière de consommer d’un acteur aurait la même valeur que celle d’un vote.
Cultiver les concepts
« Vous avez piqué un somme ? », lance, histoire de réveiller tout le monde, Lucile, animatrice de l’association Starting Block, qui s’évertue à construire un monde « juste, inclusif et solidaire » au moyen de formations et d’outils pédagogiques adaptés. Elle se lance ensuite dans un vif échange avec la cinquantaine d’élèves autour des concepts évoqués dans le film. « C’est quoi, un paradoxe » ? « Un insecte ! » « Une boucle ! », jaillissent de ci, de là dans la salle. Après quelques échecs, on se rapproche du but.
Mohammed a été marqué par un intervenant, qui explique que la pratique de l’agriculture nécessite d’acquérir les machines nécessaires à la production sur ses propres fonds, contrairement, par exemple, aux chirurgiens, qui ne font que les utiliser. « Si vous décidez de ne pas utiliser de tracteur, c’est difficile de rivaliser avec un autre agriculteur qui en utilise », explique Lucile, reprenant l’argument d’un chercheur du film, qui explique que pour un même produit agricole, il y a deux cent fois plus d’heures de travail lorsqu’il est cultivé à la main que lorsque sa production est industrialisée. « Et qui sait ce qu’est un lobby ? » « Un hall, un salon », répond du tac au tac un élève qui a bien révisé son vocabulaire d’anglais. Lucile confirme, et rectifie en même temps, expliquant aux élèves la notion de monopole, et comment ceux-ci défendent leurs intérêts avec plus de moyens que les petites exploitations.
Recette « anti-gaspi »
Ces éclaircissements effectués, la cinquantaine d’élèves se divise en plusieurs groupes. Celui que nous suivons prend la direction du laboratoire de cuisine, et les adolescents enfilent un beau tablier rouge. Après un rapide tour de table où chacun décline son plat préféré – les pâtes et le couscous l’emportant haut la main- Maelys, de l’association pantinoise Ecobul, qui sensibilise aux initiatives écologiques et solidaires, lance une discussion sur ce que c’est que de « bien manger ». Après un rapide rappel sur les cinq fruits et légumes par jour indispensables à une bonne hygiène de vie, les dangers du diabète et du cholestérol, et l’intérêt de manger sans pesticide, et local, elle donne les instructions pour confectionner des boulettes de courges. Tour à tour, les élèves grattent la chair d’un potimarron, en font une purée, qu’ils amalgament à quelques grammes de semoule.
Pendant qu’ils roulent les boulettes, leur professeur de Français, Mme Levasseur, explique que cette demi-journée s’inscrit dans un parcours autour du développement durable proposé par le Conseil départemental. « Ils ont une heure d’ateliers par semaine, pendant laquelle ils préparent le potager du collège, laissé à l’abandon avec le confinement. Cela nous permet de travailler autour des enjeux alimentaires, le local, le bio, la question du réchauffement climatique. Et aussi de mélanger les 4e avec les UPE2A, afin qu’ils s’intègrent au mieux dans le collège. Cela a même permis de rattraper des élèves en plein décrochage scolaire », détaille celle qui ré-adhère à ce parcours depuis cinq ans. Dans un second temps, le parcours du conseil départemental proposera aux élèves de rencontrer des acteurs de l’agriculture urbaine en Seine-Saint-Denis. En attendant, sel, poivre, et huile d’olive sur une poêle bouillante, Maelys promet aux « champions du monde de la boulette » de les faire revenir pour les déguster à midi, pendant que Marouane et Youcef finissent la vaisselle, en « moussant leur maryse »- la création est également lexicale. « Cette recette anti-gaspi marche avec toutes les sorte de légumes », n’oublie pas de rappeler Maelys avant qu’ils ne la quittent pour leur seconde activité.
Chaîne de causalités
Elle convoque cette fois-ci leurs neurones, plus que leurs compétences de cordons bleus. L’association Starting-block propose à nos minots de reconstituer, sur une grande feuille de papier kraft, la chaîne de causalité qui va du besoin de nourrir la planète jusqu’à la pauvreté des agriculteurs- reconstituer, donc les différents maillons qui mènent au « paradoxe de la faim ». « Au début, il y a la faim », commence l’animateur de Starting-block, avant de leur faire placer sur sa frise les cartes « agriculture intensive », « pollution de l’eau », « transports », « intermédiaires », « appauvrissement des sols » ou encore « grandes surfaces ». Pendant que notre petit groupe phosphore, dans la salle voisine, un autre étudie des courges, enlèvent les pépins, les nettoient, récupèrent les graines qu’ils glissent dans de petites enveloppes, afin de les planter au début du prochain printemps dans leur futur potager. Pour conclure, une des animatrices de la matinée se lance dans un plaidoyer pour convaincre nos adolescents que la pauvreté des agriculteurs n’est pas une fatalité, et qu’ils disposent de marges de manœuvre pour changer le monde, en consommant local, en achetant dans de petites surfaces, ou directement aux agriculteurs, ou encore, enfin, en boycottant les multinationales qui les oppriment. Il est midi, et, leur cerveau ayant désormais bien intégré un message pas si facile à comprendre, c’est le ventre de nos fauves qui se met à implorer : à eux, le jus de fruits et les boulettes de courge à gogo.
*UPE2A : Unité pédagogique pour élèves allophones arrivants