La notion d’empowerment, souvent traduite en français par « pouvoir d’agir », est dans l’air du temps. On l’a vue fleurir dans nombre de textes diffusés par de grandes institutions internationales telles que l’ONU ou la Banque mondiale puis dans le vocabulaire des institutions européennes. Plusieurs pays ont mis en place des politiques publiques dites d’empowerment, comme les Empowerment zones (1).
Dans ces différents contextes, l’empowerment désigne des démarches de développement s’adressant aux populations pauvres ou aux minorités qui n’ont accès ni aux ressources économiques ni aux ressources politiques. Son succès témoigne de l’impact de la thématique participative mais aussi d’un processus d’internationalisation de certaines notions ou thématiques.
La notion d’empowerment a ainsi migré des mouvements sociaux vers le monde universitaire et vers les politiques publiques, des Nords vers les Suds et des Suds vers les Nords, du micro local à l’international. Emprunts, importations et diffusion se sont accompagnés de la transformation et de l’adaptation du sens initial de la notion. Celle-ci renvoie donc à des interprétations et des cadres d’utilisation très divers ; de la littérature académique prolifique sur ce thème à celles des ONG ou des institutions internationales ; des travaux féministes radicaux aux manuels de management ou aux pratiques thérapeutiques où l’empowerment désigne la construction et la bonne image du soi. Que peut-elle apporter dans les débats actuels sur l’immigration en France ?
Un processus d’émancipation qui débouche sur une dynamique de transformation sociale
Pour comprendre la portée des approches dites d’empowerment, il faut revenir à ses origines. Aux États-Unis, le mouvement des femmes battues qui émerge au début des années 1970 semble avoir été parmi les premiers à utiliser ce terme. Il y caractérise un processus présenté comme égalitaire, participatif et local, par lequel les femmes développent une « conscience sociale » ou « une conscience critique » selon les termes utilisés par ses promotrices, leur permettant d’acquérir des capacités d’action, un pouvoir d’agir à la fois personnel et collectif tout en s’inscrivant dans une perspective de changement social. L’empowerment articule ainsi deux dimensions, celle du pouvoir, qui constitue la racine du mot, et celle du processus d’apprentissage pour y accéder.
La notion a ensuite été théorisée aux États-Unis par des travailleuses sociales appartenant aux minorités ethniques pour désigner des pratiques s’opposant au paternalisme et à l’assistanat puis, dans les années 1980, par des praticiennes et chercheures féministes travaillant dans le domaine du développement international pour désigner une approche alternative au développement incorporant des pratiques de participation « venant du bas » et ouvrant sur un projet de transformations sociales. Dans plusieurs pays émergents (en particulier en Inde et au Bangladesh), une série de démarches d’empowerment ont ainsi vu le jour à partir de la mobilisation de groupes de femmes.
Ces démarches sont marquées par les réflexions féministes sur le pouvoir, appréhendé ici par une approche relationnelle. Le pouvoir ne se réduit pas au « pouvoir sur ». La prise en compte de la dimension du « pouvoir de », représentant un pouvoir génératif, la capacité de promouvoir des changements, du « pouvoir avec », conduit à ne plus considérer les femmes ou les populations minorisées comme seulement marginalisées, dominées et victimes. Le processus d’émancipation procède alors d’une démarche individuelle et collective et il débouche sur une dynamique de transformation sociale.
Mais dès les années 1970, des interprétations concurrentes se développent. Aux États-Unis en particulier, l’empowerment est mobilisé par les conservateurs en opposition aux programmes de lutte contre la pauvreté accusés d’être bureaucratiques et surtout de placer leurs bénéficiaires dans des situations de dépendance. La notion est réduite à l’idée de responsabilisation des individus ; ses dimensions collective et transformatrice disparaissent.
Au cours des années 1990 puis 2000, dans un contexte où dominent les idées néolibérales, l’intégration de la notion d’empowerment dans le vocabulaire international de l’expertise et des politiques publiques se fait aussi au prix de l’affaiblissement de sa portée radicale. Comme le note amèrement Srilatha Batliwala, une promotrice de cette démarche en Inde, « le pouvoir a disparu de l’empowerment » (2). Néanmoins, cette notion peut encore être fructueuse et reste revendiquée par de nombreux mouvements sociaux, pour autant qu’elle articule dimensions individuelle, collective et politique, rarement pensées ensemble dans les approches d’émancipation.
Une dynamique qui passe par la possibilité de constitution de contre-pouvoirs
Pour que l’empowerment ne soit pas réduit à une méthode de développement ou d’adaptation et de responsabilisation des individus, se pose la double question d’intégrer l’échelle individuelle tout en la dépassant dans une perspective politique. La transformation sociale repose alors non plus sur un modèle et sur une perspective dessinée par avance mais se construit à partir d’une multiplicité d’interventions collectives et individuelles.
Cette dynamique passe par la possibilité de constitution de contre-pouvoirs, conçus non seulement en termes d’opposition, mais de création, d’invention, d’expérimentation dans les différents champs de la vie sociale. La reconnaissance des collectifs comme lieux de résistance, de solidarité et d’échange représente alors un défi essentiel, la discussion des enjeux de justice sociale étant une condition pour éviter les phénomènes de fermeture ou de repli sur le collectif. Cette reconnaissance passe par l’ouverture de véritables espaces de délibération et d’organisation collective et par des moyens accordés à l’émergence et au fonctionnement de ces groupes.
Penser l’immigration à partir de l’empowerment amènerait ainsi à saisir en même temps les trajectoires individuelles et collectives et les grands enjeux dans lesquelles celles-ci sont prises, à donner les moyens nécessaires à l’accueil tout en considérant les individus et groupes concernés comme des acteurs à part entière, à reconnaître et favoriser les dynamiques collectives et communautaires de solidarité, à s’appuyer sur les initiatives d’hospitalité et de lutte de la société civile, à penser cet enjeu dans une dynamique plus large de transformation.
À ces conditions l’empowerment peut constituer une démarche d’émancipation contribuant à faire émerger de nouvelles pratiques et dans un même mouvement des perspectives de transformation sociale. Elle est déjà à l’œuvre dans bien des expériences locales qui méritent d’être discutées, approfondies, travaillées.
(1) Voir la présentation du programme sur le U.S. Department of Housing and Urban Development,, et l’article de Marie-Hélène Bacqué, « Empowerment et politiques urbaines aux États-Unis », Géographies, économies, société, vol. 8, n°1, 2006, p. 107–124. DOI : 10.3166/ges.8.107–124 à lire ici page-107.htm.
(2) Srilatha Batliwala, Engaging with Empowerment : An Intellectual and Experiential Journey, Women Unlimited, 2013
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Marie-Hélène Bacqué est professeure à l’université Paris-Nanterre et chercheure au laboratoire Mosaïques-LAVUE. Première parution de l’article dans le 29e numéro de De Facto « Penser les migrations à la lumière du pouvoir d’agir ». Mise en ligne de l’article le 15 décembre 2021 sur le site de l’Institut Convergences Migrations qui édite De Facto.